Essayiste en résidence

 

 

 

Pour la première fois, le Salon propose une essayiste en résidence. 

Cette année, Maïka Sondarjee écrira chaque jour un essai et le partagera avec le public. Nous pourrons l’entendre tous les soirs, en fin d’après-midi, sur la scène Radio-Canada.  
Vous pourrez lire ses textes dès le 16 octobre.  

Pour que ma fille résiste – 19 octobre 2025

Chère Aïna,

Nous t’avons tellement désiré. Même si le monde s’effondre, même s’il brûle. Nous t’avons accueilli dans un monde de plus en plus replié, de moins en moins solidaire. Nous t’avons conçue à un moment où l’empathie est vu comme un défaut plutôt qu’une force.

Mais nous t’avons fait par amour. Nous t’avons fait parce qu’il faudra beaucoup d’amour pour résister à la direction que le monde prend. Inspire-toi de celles et ceux qui se battent pour rendre ce monde un peu meilleur. Un peu moins divisé, un peu moins divisif. Admire avec force ces mouvements de justice qui se battent pour le monde et pour tous ses habitants.

Inspire-toi des Mères au front qui refusent de laisser à leurs enfants un monde qui brûle. Qui prône la résistance citoyenne pour protéger l’environnement, même si les pouvoirs publics vont à contrecourant. Il faut être mère pour prendre soin du monde et de ses enfants.

Inspire-toi de ces mouvements qui résistent au repli sur soi, comme Solidarité sans frontières ou l’Observatoire pour la justice migrante. Vouloir traiter les nouveaux arrivants avec respects et déférence ne devrait pas être vu comme un manque de nationalisme. Traiter tout le monde avec dignité ne veut pas dire qu’on aime moins notre Québec.

Inspire-toi de ceux qui ont le courage de leurs convictions. Voix juives indépendantes ou le collectif Désinvestir pour la Palestine, et tous ceux et celles qui ont persisté à critiquer les bombardements d’Israël à Gaza, des représentants de l’ONU aux gens dans la rue.

Observe bien ceux qui ont le courage de dénoncer nos problèmes, même s’ils aiment leur nation. Qui dénoncent nos problèmes parce qu’ils aiment notre nation. Inspire-toi de Kim Thúy qui a osé critiquer les discours qui déshumanisent, au risque de perdre l’amour qu’elle mérite. Au risque d’avoir l’air ingrate. Il faut beaucoup de courage pour critiquer la maison qui nous accueille. Mais on doit continuer à le faire… par amour.

Inspire-toi de ceux qui refusent de se taire. Résiste malgré l’intimidation et ose écrire ton indignation. Inspire-toi de ton papa, qui écrit jour et nuit pour dénoncer le fascisme, l’oppression, qui raconte des histoires de luttes et de résistances. Écris comme lui, pour la suite du monde. Il le fait pour toi.

Ne manque jamais d’empathie. Hannah Arendt a dit : « La mort de l’empathie humaine est l’un des signes les plus précoces et les plus révélateurs d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie. » Comme je l’ai déjà écrit quelque part: l’empathie est le seul remède capable de nous sauver de la barbarie.

Résister prend énormément de courage, mais aussi beaucoup d’amour. Je t’aime et j’espère te transmettre ce désir de vouloir rendre ce monde meilleur. Ou l’empêcher de sombrer dans l’apathie.

 

Protéger notre commun à plusieurs – 18 octobre 2025

Hier j’ai passé la soirée avec des amis de très longue date. Des amis qui m’ont vu grandir, qui m’ont vu échouer, qui m’ont vu triste, malade et cynique. Des amis qui m’ont vu résister. Résister au sentiment d’imposture de la fille de théâtre de Sherbrooke qui décide de faire un doctorat à Toronto. Résister aux défis d’être une serveuse du Caffuccino qui part vivre dans la grande ville, toute seule, à 19 ans. Ils m’ont vu résister à la pauvreté non-relative, quand on est tous déménagé à Montréal parce qu’on voulait vivre autre chose, parce qu’on voulait rêver autrement. Ils m’ont connu quand on avait à peine les moyens de s’inviter à souper et qu’on devait se cotiser pour payer un pichet de cidre au bar les Pas Sages.

Avec ces amis, que j’appelle encore « mes amis de Sherbrooke », j’ai souvent tenté de refaire le monde, autour d’une tasse de thé à l’Arbre à palabres, défunte coopérative de la rue Wellington. Devant l’individualisme ambiant, on rêvait de plus de solidarité. On rêvait de la commune de Paris, on rêvait d’aller se battre au Rojava, on rêvait de vivre dans une société de résistances, une société où on est solidaire les uns des autres.

Dans la langue française, le mot « solidaire » est d’abord utilisé au XVe siècle pour désigner dans la loi un « commun à plusieurs », où chacun répond du tout. Par exemple, en achetant une maison avec quelqu’un vous devenez « solidaire » dans la dette. Dans la société québécoise les plus riches sont solidaires des plus pauvres. Notre nation est un « commun à plusieurs ».

Mais cette nation qu’on a en commun est de plus en plus inégale. En 2025, le top 20% des ménages possède presque 65% de la valeur nette totale du Canada, alors que le bassin des 40% les plus pauvre ne possède que 3,3% de la valeur nette totale. Le PDG d’Air Canada fait 460 fois plus que le salaire d’entrée d’une agente de bord. En 2024, son salaire était de 12,4 millions de dollars.

Dom Helder Camara, théologien de la libération, disait ceci : « Quand je donne de la nourriture aux pauvres, on me traite de saint. Mais quand je demande pourquoi les pauvres n’ont pas de nourriture, on me traite de communiste. » Donner aux pauvres nous fait gagner notre ciel, mais il ne faudrait surtout pas questionner la source de la pauvreté. Si l’empathie n’est plus à la mode, la solidarité, elle, est méprisée. Chacun pour soi, homo economicus, utilisateurs payeurs. Est-ce qu’on va encore inviter son voisin pendant la prochaine crise du verglas?

La solidarité, souvent, entre en opposition avec le chemin inexorable vers l’individualisme. Certains droits devraient soudainement être payés en plus grande partie par l’individu (l’éducation privée, la santé privée, les garderies privées), alors que d’autres demeurent collectivisés (le système routier, les services de police, les parcs). Où est-ce qu’on trace la ligne? Si on privatise les prises de sang, pourquoi est-ce que les automobilistes ne paieraient pas la réfection des routes?

 

Oser espérer

Hier, avec ces amis de très longue date, autour d’une bière qu’on est maintenant capable de s’offrir, on désespérait du monde, des États-Unis, des discours haineux, du manque de solidarité, mais on n’a jamais manqué d’espoir.

Il faut beaucoup d’espoir pour réimaginer notre monde en commun. Un imaginaire où les riches sont un peu moins riches, où les gens qui ont un travail n’ont pas besoin d’aller dans les banques alimentaires, un monde où ma fille aurait un loyer décent et une paye égale aux hommes. Un monde où les femmes de Gaza pourront faire pousser des oliviers. Où la police posera des questions avant de dégainer. Où les hommes cesseront de battre leurs femmes.

Je terminerai avec les mots de Mathieu Bélisle dans son livre Une brève histoire de l’espoir : « J’ignore ce que l’avenir nous réserve, mais il est parfois bon de se rappeler que le pire n’est pas certain, que notre tâche est d’imaginer la suite plutôt que de craindre la fin. […]. Il faut seulement espérer que de la cendre une autre vie puisse naître, guérie de ses anciennes blessures, tournées vers le meilleur. »

 

Penser l’espace frontalier pour l’élimination des frontières – 17 octobre 2025

En marchant entre les montagnes de livres au Salon du livre de l’Estrie, j’ai croisé Eloïse, 10 ans, d’origine haïtienne, qui m’a attrapé entre deux rangées pour me dire que « sa mère aime beaucoup mes livres ». J’ai vu mon filleul Nassim, dont le dadadji, son grand-père, son père, vient de Madagascar. J’ai parlé à Sandrine, dont la mère est française du Sud et le père de quelque part entre Mirabel et Montréal. J’ai signé mon livre pour Aboubacar, du Burkina Faso, qui l’achetait pour ses filles, métissées comme moi. J’ai acheté des livres pour ma fille Aïna qui habite à Gatineau, et pour mes filleuls, Marius à Montréal et Gustave à Val-David.

J’ai marché entre les frontières de leurs identités comme je marche souvent l’espace frontalier par les livres. En lisant Caroline Dawson et son frère Nicholas, en lisant Yara El-Ghadban, Fabrice Vil ou Karine Rosso, je découvre toutes les frontières qui habitent le Québec.

Les frontières sont des lignes de démarcation juridique et politique. Elles déterminent de façon arbitraire les pays et les différentes « civilisations ». Nous sommes ce que nous sommes parce que nous sommes différents d’eux. Souvent, cette différence justifie l’exclusion.

Dans les discours de Giorgia Meloni en Italie, de Donald Trump aux États-Unis et de Jair Bolsonaro au Brésil, les frontières doivent exclure les personnes migrantes, musulmanes, africaines ou mexicaines. Les démarcations invisibles dans la Méditerranée tuent ceux et celles qui tentent de la traverser, à l’instar des fils barbelés qui séparent les États-Unis du Mexique. Interdire aux femmes musulmanes qui portent le voile au Québec d’occuper certains emplois a le même effet d’exclusion.

De la même manière, le Rassemblement national en France souhaite instaurer la « priorité nationale », afin d’accorder la « priorité » aux Français de France, dont tous les ancêtres sont nés en France. La priorité pour les emplois, pour les logements, pour la santé, pour l’humanité.

Et si on arrêtait de penser la frontière comme une ligne qui nous sépare, pour l’imaginer comme un espace qui nous unit? Je suis québécoise, indienne, malgache, canadienne, sherbrookoise. J’habite un espace frontalier, entre plusieurs mondes. Contrairement à la frontière, l’espace frontalier n’est pas une ligne objective qui sépare les personnes, mais un seuil où se lient nos différentes généalogies.

La coexistence entre plusieurs mondes est possible. Vivre cet espace frontalier permettrait une critique des courants dominants qui divisent les êtres humains sur la base de critères arbitraires. La pensée frontalière nourrit une imagination à contre-courant de la construction et du renforcement de murs qui excluent certains corps, mais pas d’autres. S’il est normal de vouloir construire un « nous » à l’intérieur d’un espace physique délimité, il est anormal de laisser les gens croupir à l’extérieur de nos murailles devenues fosses communes ou de nos mers devenus tombeaux à ciel ouvert.

La mixité, ou le fait habiter plusieurs mondes, pourrait donc permettre de penser différemment. Selon les auteurs martiniquais Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, la créolisation des êtres permet l’émergence d’une nouvelle conscience. Ce qui nous lie n’est pas notre homogénéité, mais nos différences : « Une humanité clonée à l’infini mourrait à l’infini. Ce qui fait le tissu des humanités c’est le mélange des différents qui, dans le mélange, sont gardés comme différents. »

Chardi Kala et l’optimisme rebel – 16 octobre 2025

Quand je regarde le monde qui se bombarde, je perds espoir. Quand je vois ces enfants affamés, je me ferme parfois les yeux. Je passe au prochain appel parce que celui-là est trop douloureux. C’est alors que je tente de m’engourdir le cœur et la tête en regardant des vidéos en rafale, les unes après les autres sur mon cellulaire, en fermant mon cerveau aux bombes et à la horde de mépris qui sévit.

Glissant une vidéo après l’autre, mon œil est capté par cet homme Sikh, replaçant son turban, tout en discutant d’une voix calme qui m’apaise, devant une clôture blanche, quelque part, au Canada, en été. Jagmeet Singh raconte ce que signifie « chardi kala » : un optimisme provocateur. Une phrase souvent utilisée par sa mère, raconte-t-il.

Le terme de la langue punjabi, un mantra dans la religion Sikh, désigne une résilience face aux défis. Chardi kala n’est pas un optimisme niais, ou une insouciance face aux problèmes du monde, mais un optimisme qui défie toutes les probabilités. Le Sikhisme dicte que Dieu n’a pas d’ennemis et donc, est toujours miséricordieux. Chardi kala signifie ne pas avoir peur, être optimiste comme une rébellion face à ceux qui voudraient qu’on s’affaisse.

Le monde devient de plus en plus fermé à la différence, de plus en plus replié sur soi. On accuse les immigrants de tous les maux, on voit en l’Autre le pire de nous-mêmes. Les discours de solidarité ont de la difficulté à percer le mur de l’indifférence. Parler de la possibilité d’un monde plus juste sonne faux pour plusieurs, et sonne dangereux pour d’autres. Je nous souhaite chardi kala, un regain d’optimisme dans ces temps difficiles. Et lisez donc Rodney Saint-Éloi sur un futur où la vie en commun fait du sens.

La même semaine, un homme tue sa conjointe à St-Jérôme, un autre quelques kilomètres plus loin bat la sienne si fort qu’elle en succombe. Des femmes sans histoires qui deviennent des statistiques québécoises. Le décompte est à 14 féminicides cette année, selon la Fédération des maisons d’hébergement pour femmes au Québec. Une brutalité bien de chez nous. Chardi kala pour les familles, chardi kala pour les décideurs qui doivent légiférer sur cette violence. Et lisez donc Mélissa Blais sur le massacre de la polytechnique.

Un jeune s’est fait ravir l’avenir qui se levait devant lui. Le visage de Nooran Rezayi, sa main qui ouvre son sac à dos pour montrer aux policiers qu’il est vide, la balle qui file. Puis la seconde balle. Puis le vide. Difficile d’être optimiste face à ce type d’injustices. Mais pour continuer de se battre pour que cessent les bavures, pour qu’on cesse d’envoyer nos condoléances et qu’on réforme plutôt nos institutions, il faudra beaucoup de chardi kala. Et lisez donc Robyn Maynard sur la violence de la police.

Gaza est en ruine, sous nos yeux, sur nos écrans. Une pédiatre palestienne a perdu ses 9 enfants, un journaliste a perdu son fils avant de se faire assassiner. Deux sœurs devaient venir étudier au Canada, mais sont tués avant d’obtenir leur visa. Des hommes se font fait abattre, des femmes sont mortes affamées, des enfants sont devenus orphelins. Je nous souhaite chardi kala pour être inébranlables devant ce massacre. Chardi kala pour continuer à demander plus d’empathie, à demander de cesser le feu. Et lisez donc Rachad Antonius sur la conquête de la Palestine.

Les riches deviennent de plus en plus riches, les pauvres deviennent de plus en plus pauvres. L’épicerie coûte de plus en plus cher, mais le portefeuille reste vide. Les élèves des écoles privées réussissent de plus en plus et ceux de l’école publique peine à se comparer. L’école à trois vitesses roule de plus en plus difficilement, et les hôpitaux croulent en perdant des poutres au privé. Chardi kala que les dirigeants pensent aux élèves avant de penser à l’efficacité et qu’ils pensent aux enseignantes avant de penser à l’équilibre budgétaire. Et lisez donc Christophe Allaire Sévigny sur la ségrégation scolaire au Québec.

Finalement, Donald Trump veut « tuer l’ennemi de l’intérieur ». Il ordonne de limiter la liberté d’expression de ses critiques, et de limiter les droits de ceux qui ne votent pas pour lui. Il kidnappe ceux qui n’ont pas les bons papiers ou qui n’ont pas la bonne couleur de peau. Il enferme des sans-papiers dans les cages d’une prison de style Alcatraz. Il sous-tend que les universitaires et les journalistes sont des ennemis lorsqu’ils ne pensent pas comme lui. Chardi kala pour que tout se termine bien, ou un peu moins mal. Et lisez donc Jonathan Durand Folco sur le fascisme tranquille, ici et ailleurs.

Face à la condition du monde, je nous souhaite cet optimisme rebelle, provocateur. J’écris pour qu’on résiste, mais aussi pour qu’on ne perde pas espoir. Parce que pour continuer à se battre pour plus de justice, il faut, quelque part de très profond en nous, trouver un certain optimisme que l’avenir sera meilleur. J’ai envie de chardi kala. J’ai envie de résister avec espoir.